Infobésité et big data : une question vieille comme le monde?

Dans L'Homme sans qualités, l’écrivain autrichien Robert Musil décrit la visite par le général Stumm de l’ancienne bibliothèque impériale d’Autriche. Confronté aux 3,5 millions d’ouvrages que contient le lieu, Stumm est pris de vertige : une telle multitude est peut-être néfaste pour l’individu.

Même si la notion n’est pas nouvelle en soi, la surcharge informationnelle a pris un tournant particulier avec la généralisation de l’accès à Internet. 80 ans après Musil, le sentiment du trop-plein d’info s’est généralisé. Nous sommes quotidiennement inondés de renseignement, submergés de messages, bref nous croulons sous les données et les dépêches.

Dans le monde intellectuel, plusieurs remettent en question l’équation du «plus informé = mieux informé». Trop d’info tue parfois l’info, notamment quand il faut systématiquement distinguer le bruit du vrai contenu pertinent.

Les traditionnels médias de masse se divisent maintenant en chaînes particularistes, mais aussi en programmes destinés au Web, en applications, en podcasts, avec pour but de cibler au plus prêt les goûts des consommateurs.

Internet puis les réseaux sociaux ont aussi multiplié le nombre de médiation quotidienne et d’interlocuteurs qui partagent eux-mêmes des contenus. À lui seul, Facebook compte 800 millions de membres et accueille 30 milliards de documents supplémentaires chaque mois.

Nos téléphones intelligents nous tiennent au courant de tout ce qui se passe en temps réel et nous assaillent de Texto. À cela s’ajoutent nos boîtes de courriels qui nous inondent tous les jours de dizaines de messages souvent inutiles et de pourriels.

Enfin, tous les objets autour de nous deviennent progressivement intelligents, ils communiquent entre eux, génèrent des données. Le moi est dorénavant un moi augmenté.

Infobésité et big data

Le concept d’infobésité est venu mettre un mot sur ce déluge d’information. Il y a une surabondance d’informations dans nos vies numériques comme il y a surabondance de sucre dans nos assiettes. Isabelle Carcassonne d’IBM France rappelle que «selon des experts, l’humanité a créé plus d’informations au cours des deux dernières années que pendant toute son histoire».

Le volume de données mises en ligne croit à une vitesse vertigineuse (entre 40 et 66% par année selon les experts) et ouvre de nouvelles perspectives d’affaires comme le big data, soit l’analyse systématique des données massives provenant de l’univers numérique.

Si dans la tradition humaniste on analyse traditionnellement l’information en terme de richesse, cela n’est peut-être plus toujours le cas. Dans le monde intellectuel, plusieurs remettent en question l’équation du «plus informé = mieux informé». Trop d’info tue parfois l’info, notamment quand il faut systématiquement distinguer le bruit du vrai contenu pertinent.

Dans le monde professionnel aussi, le big data laisse de plus en plus songeur : ce n’est pas parce que l’on dispose des données qu’elles sont toujours parlantes. Trop de données peuvent aussi noyer l’information pertinente et conduire à des conclusions aberrantes.

Enfin, d’un point de vue individuel, la surcharge informationnelle crée aussi un sentiment d’urgence et de stress permanent qui nuit au bien-être dans le monde du travail et le monde domestique.

Une question vieille comme le monde

Pour Anaïs Saint-Jude, fondatrice et responsable du programme BiblioTech de la bibliothèque de Stanford la question de la surcharge informationnelle ne date pas d’aujourd’hui.

Dans une conférence intitulée de Gutemberg à Zuckerberg, la surcharge d’information et les réseaux sociaux, Saint-Jude défend l’idée que chaque époque historique la ressent pourtant comme quelque chose de nouveau, et de propre à son époque.

Pour Platon déjà, l’écriture impliquait la perte de mémoire alors que pour Sénèque, l’abondance de livres n’était ni plus ni moins qu’une distraction. Dans l’Ecclésiaste, il est écrit qu’il n’y a jamais de fin quand on veut lire et écrire des livres.

Le sentiment de surcharge informationnelle connaît un tournant entre le XVe et le XVIIe siècle. C’est une époque de changements et de grandes découvertes : on a à la fois redécouvert les textes anciens, inventé l’imprimerie et généralisé le système de la poste.

Avec l’imprimerie, puis avec le service postal, les contenus se sont démultipliés ce qui a rendu nécessaire l’invention de nouveaux outils pour ranger, classer et comprendre l’information.

Confronté au même dilemme que nos contemporains, le journaliste français Théophraste Renaudot (1586-1653) invente deux modèles de traitement d’information qui sont encore largement utilisés aujourd’hui : la conférence et la Gazette.

Renaudot décrit la conférence comme le «commerce des âmes», c’est à dire comme un moment public pour parler des choses du monde. Inaugurées autour de 1641, ces dernières avaient lieu une fois par semaine et donnaient lieu à des comptes rendus imprimés le lendemain par Renaudot. Le format, répondant à une véritable exigence intellectuelle, connaîtra un vif à travers la France et l’Europe jusqu’à aujourd’hui.

La Gazette, première forme de quotidien, voit le jour dix ans plus tôt. Publié en mai 1631, cet instrument de propagande politique a au moins le mérite d’informer les Français des nouvelles internationales. Comme le Web aujourd’hui, il relate des évènements du monde entier grâce à des réseaux de correspondance très établis et au développement de la Poste.

Un changement de paradigme

La surcharge d’information est une question qui traverse les âges et l’on a chaque fois cherché des outils pour classer, trier, trier, et analyser le trop plein d’information. Aujourd’hui, Google est l’expression même de ce besoin de classification. La recherche Google est le premier geste d’Internet, celui qui permet la navigation sécuritaire sur les exaoctets de données non triées.

Aujourd’hui, quand 98% de la population sait lire et écrire, avoir accès à l’information n’est plus la marque d’un statut social. La différence sociale ne se fait plus au niveau de l’accès à l’information, mais au niveau du tri. Les gens qui s’en sortent le mieux sur le marché de l’emploi sont ceux qui sont capables de trouver les bonnes données, de les comprendre, de les filtrer et de les réorganiser pour en soutirer de la valeur.

Toutefois, même si surcharge d’information fait partie de notre condition, le changement d’échelle dans la production de ces données et la généralisation de l’accès à l’éducation ont peut-être bouleversé les choses : on est peut-être aujourd’hui devant un changement de paradigme.

À l’époque de Renaudot, il n’y avait pas encore de système éducatif universel, et l’accès à l’information était la marque d’une forte différence sociale entre pauvres et riches. Rappelons que durant des siècles, la lecture était le privilège des nobles, des ecclésiastiques et des riches bourgeois. Encore au début du 19e siècle, le taux d’alphabétisation était dans les pays occidentaux de 50 % pour les hommes, et 30% pour les femmes.

Aujourd’hui, quand 98% de la population sait lire et écrire, avoir accès à l’information n’est plus la marque d’un statut social. La différence sociale ne se fait plus au niveau de l’accès à l’information, mais au niveau du tri. Les gens qui s’en sortent le mieux sur le marché de l’emploi sont ceux qui sont capables de trouver les bonnes données, de les comprendre, de les filtrer et de les réorganiser pour en soutirer de la valeur.

C’est ce qu’affirment Alexander Bard et Jan Soderqvist dans leur livre Les Netocrates écrit en 2000 et traduit en 2008 en français. Dans cet ouvrage, ces  derniers annonçaient que la société numérique allait bientôt se scinder entre les nétocrates (un jeu de mots avec Internet et aristocrate) et le consumtariat (consommateur et prolétariat).

Les nétocrates sont des manipulateurs d’information, des créateurs de concept, des gestionnaires de réseaux qui savent tirer profit de l’information. Le consumtariat réunit de simples consommateurs d’information qui n’en tirent aucune richesse.

Pour les deux philosophes, le pouvoir ne repose plus tant dans le savoir que dans le tri de l’information. Nous sommes tous des Théophraste Renaudot.

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