Pourquoi notre civilisation techno est bâtie sur la boulechite, et que c’est tant mieux

La plupart des gens (#LesGens) ne disent jamais la vérité sur ce qu’ils veulent de la technologie. Heureusement, car sinon nous vivrions encore dans des cavernes. Voici pourquoi.

Personne n’aurait voulu investir les premiers milliards pour transformer Internet en un outil commercial s’ils avaient su ce qu’ils faisaient.

Dans une autre vie, je travaillais au développement d’un de ces réseaux de «télévision interactive à large bande» qui faisaient alors les délices des conseils d’administration.

C’était au début des années 90, alors que seule une infime minorité de la population s’était déjà trempé le gros orteil dans l’océan d’Internet et que certains porteurs de cravates se demandaient s’il fallait charger plus ou moins cher pour un courriel que pour un timbre-poste.

Le mauvais vieux temps, quoi.

Histoire de justifier à leurs actionnaires les coûts exorbitants de leurs projets, les entreprises de l’époque commandaient moult sondages auprès des consommateurs, qui répondaient alors avec enthousiasme qu’ils se jetteraient sur les fameux terminaux de télévision interactive pour s’éduquer, regarder des documentaires et des émissions d’information, et accéder à des services financiers et transactionnels à partir de chez eux.

Toutes sortes de belles choses nobles et utiles, susceptibles d’inciter les investisseurs à délier les cordons de leurs bourses; on ne peut pas être contre la vertu et contre le progrès, surtout quand ils promettent d’être lucratifs.

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Or, lorsque l’on a mesuré les statistiques d’utilisation des projets-pilotes qui ont poussé un peu partout aux États-Unis, on a pu constater que les consommateurs avaient joyeusement boulechité les sondeurs. Pendant que le contenu éducatif moisissait sur les serveurs et que les achats en ligne à l’aide de coupons-rabais virtuels étaient loin d’atteindre des sommets, c’étaient plutôt le sport professionnel, le gambling, la porno sur demande et les jeux vidéo qui étaient les services les plus populaires – alors que les sondages laissaient présager qu’il ne s’agirait que de créneaux marginaux.

Merci aux menteurs

Ma réaction à l’époque? Merci aux menteurs! Moi qui étais sur Internet depuis la fin des années 80 et qui voyais bien qu’on y allait pour jaser de Star Trek, pour jouer à MUD et pour s’envoyer des courriels salaces bien plus souvent que pour «travailler», je me doutais bien de ce qui serait arrivé si les hautes sphères de la finance avaient été au courant : rien. Il ne serait jamais rien arrivé.

Parce que personne n’aurait voulu investir les premiers milliards pour transformer Internet en un outil commercial s’ils avaient su ce qu’ils faisaient.

Sans Internet, Howard, Leonard, Sheldon et Raj n'auraient jamais joué à World of Warcraft (Image : Warner Brothers).
Sans Internet, Howard, Leonard, Sheldon et Raj n’auraient jamais joué à World of Warcraft (Image : Warner Brothers).

Parce que ceux qui décidaient n’avaient pas la moindre idée ce que pourrait, un jour, représenter un World of Warcraft en tant que phénomène économique et culturel, et qu’ils n’y auraient vu que du gaspillage.

Parce que si les câblodistributeurs, télédiffuseurs et producteurs de contenu de 1992 avaient pu imaginer que l’on se débrancherait un jour du câble pour regarder des compétitions de jeux vidéo en ligne sur Twitch ou pour publier nos propres vidéos sur YouTube, ils auraient tué Internet dans l’œuf.

Bref, parce que l’on n’aurait jamais eu droit au développement explosif d’Internet si les investisseurs avaient su (ou s’ils avaient voulu savoir) ce que l’on en ferait vraiment!

La nature humaine n’a jamais changé et ne changera jamais

Résultat? On a produit quelque chose d’utile, mais pas ce que l’on pensait.

J’ai l’impression que cette vertu salutaire du mensonge est aussi vieille que l’humanité. J’imagine assez facilement un homme des cavernes dire à ses frères de clan : «Oog inventé feu. Oog faire meilleurs outils. Oog créer progrès!» Pendant que, dans son crâne simiesque, il se disait plutôt : «Oog inventé feu. Oog allumer feu dans caverne. Oog mieux voir Oogette pendant baise!»

Encore aujourd’hui, bien des développements technologiques sont motivés par des vœux pieux. La semaine dernière, j’assistais à un colloque scientifique lors duquel un des intervenants a relaté la petite histoire des MOOC, les cours en ligne massivement ouverts. En 2012-13, les MOOC étaient la coqueluche du monde de la techno. On croyait alors qu’ils allaient permettre de démocratiser l’enseignement supérieur en donnant à des dizaines, voire à des centaines de milliers d’étudiants la chance de suivre les cours des meilleurs profs de Stanford ou du MIT, à peu de frais ou même gratuitement. De quoi ouvrir les plus prestigieuses portes du savoir aux jeunes de milieux défavorisés ou de pays en voie de développement.

C’était du moins le discours qui a servi à justifier le développement de plateformes comme Coursera, Udacity et edX. Or, on n’a pu que constater que le taux de réussite des MOOC était d’à peine 8% et que la clientèle qui s’inscrivait à ces cours ressemblait à s’y méprendre à celle qui était déjà à l’Université ou qui en avait déjà gradué : relativement aisée, occidentale, et peu susceptible de provenir de minorités victimes d’exclusion.

Résultat? On a produit quelque chose d’utile, mais pas ce que l’on pensait. Reste à voir si la technologie des MOOC sera détournée à des fins aussi subversives que Twitch et YouTube le sont aujourd’hui par rapport à l’ordre établi de 1992. On verra bien dans dix ans.

L’envers de la médaille

Évidemment, il n’y a pas que du bon dans la boulechite. Ceux d’entre vous qui êtes du même âge que moi vous rappelez peut-être du discours idéaliste qui annonçait qu’Internet allait créer une nouvelle démocratie. Que derrière l’anonymat de son clavier, le ti-cul de 15 ans avec de bonnes idées serait traité en égal par le VP des finances ou par le chercheur universitaire. Que l’on y échangerait librement jusqu’à faire jaillir la lumière.

Au lieu de ça, on a eu droit aux commentaires sur YouTube et à 4chan. Ce que n’importe quel visiteur des forums Usenet de 1988 aurait pu prédire sans la moindre difficulté.

C’est pourquoi, sans emboîter le pas à ceux qui, comme Elon Musk et Stephen Hawking, pensent que l’intelligence artificielle pourrait détruire le monde, je me méfie un peu de ceux qui en font l’apologie. Par exemple, je suis pas mal certain que, parmi ceux qui disent vouloir l’automobile intelligente sans conducteur pour éliminer les embouteillages et pour réduire les risques d’accident, il y en a plusieurs qui ont surtout envie de s’envoyer en l’air sur l’autoroute 20 ou de se payer un deuxième condo en Arizona en congédiant les camionneurs qui travaillent pour eux.

La vraie valeur de la voiture autonome, on la connaîtra qu’après le coup. Comme celle d’Internet. Mais sans les vœux pieux, on n’aurait jamais la chance de la découvrir. 

Alors merci aux menteurs. Ils ne le savent peut-être pas, mais ils agissent pour notre bien!

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