Dans la vie, tout est relatif. Mais disons que si une fuite de documents impressionne Edward Snowden, on peut être à peu près certain que c’est une grosse affaire.
Plus de 11 millions de documents secrets éventés, soit environ 10 fois ce que Snowden lui-même avait chipé au gouvernement américain.
Et de toute évidence, les Panama Papers sont une grosse affaire. Plus de 11 millions de documents secrets éventés, soit environ 10 fois ce que Snowden lui-même avait chipé au gouvernement américain. Quelque 2,6 téraoctets de données. Et pas n’importe quelles données : ces documents exposent au grand jour les machinations d’individus richissimes et d’entreprises multinationales qui utilisent des entreprises-coquilles dans les paradis fiscaux pour se soustraire à leurs obligations envers leurs concitoyens, obligations qui pourtant n’arrêtent pas de baisser au nom de la sacro-sainte compétition.
Ironie du sort, une vingtaine de chefs d’État et de gouvernements font d’ailleurs partie de ceux dont les finances personnelles ou celles de leurs proches se retrouvent étalées sur la place publique. Parmi ceux-ci, Vladimir Poutine, le roi Salman d’Arabie Saoudite, le premier ministre de l’Islande qui a dû démissionner après qu’une fraction non négligeable de la population du pays se soit réunie pour exiger son départ, et le très austéritaire David Cameron, premier ministre britannique, qui défend les investissements de son père dans des paradis fiscaux en affirmant qu’il s’agit d’une affaire strictement privée qui ne regarde personne. Ce à quoi Edward Snowden réplique comme lui seul sait le faire :
Oh, now he's interested in privacy. https://t.co/jfCSYgensb
— Edward Snowden (@Snowden) April 4, 2016
L’aspect techno de toute l’affaire
Je n’irai pas plus loin dans la dénonciation de l’hypocrisie de ces tristes personnages qui nous assènent une austérité qui ne serait peut-être pas aussi «nécessaire» si leurs titanesques actifs n’étaient pas aussi bien protégés du fisc. La toujours excellente Stéphanie Grammond de La Presse explique les conséquences du stratagème bien mieux que je ne pourrais le faire, de toute façon.
En tant que geek, je ne peux cependant passer sous silence la dimension techno de cette histoire.
D’abord, il s’agit d’une fuite. Il y a donc quelqu’un, quelque part qui a réussi à voler une quantité phénoménale de documents secrets et à les transmettre à des centaines de journalistes d’enquête sur Internet sans que les polices et les services de renseignements n’y puissent quoi que ce soit.
Deuxièmement, ces documents exposent les magouilles d’une portion significative de l’élite politico-financière du monde, qui avait toutes les raisons de vouloir que celles-ci restent secrètes. (Oui, oui, je sais, plusieurs de ces manœuvres financières sont tout à fait légales. Qui écrit les lois, vous pensez?)
Troisièmement, cette fuite monstre se produit après celle de Snowden, après celle d’Ashley Madison, après quantité de vols massifs de comptes clients chez les plus gros détaillants des États-Unis, etc.
Ai-je besoin de vous expliquer pourquoi je ne suis pas tellement optimiste pour la sécurité de nos données personnelles à nous, pauvres mortels?
Autrement dit, les «victimes» de la fuite ne peuvent absolument pas plaider la surprise puisque des exemples similaires se sont étalés devant leurs yeux régulièrement au cours des dernières années. De plus, elles disposaient de toutes les ressources nécessaires pour se protéger le mieux possible puisqu’elles avaient l’appui (et la pression) de fortunes colossales et d’une grappe de gouvernements dictatoriaux qui avaient tout intérêt à ce que la sécurité de ces données soit absolue.
Et pourtant, 11 millions de documents ont fui.
Ai-je besoin de vous expliquer pourquoi je ne suis pas tellement optimiste pour la sécurité de nos données personnelles à nous, pauvres mortels?
Je crois bien que c’est l’ami Benoît Gagnon qui m’a dit qu’en matière de sécurité, la défense n’a pas le choix que de gagner tout le temps, tandis que l’attaque n’a besoin de gagner qu’une seule fois. Les Panama Papers démontrent une fois de plus que même la meilleure défense ne peut pas gagner tout le temps. Alors une défense médiocre, achetée au plus bas soumissionnaire…
La société transparente
L’affaire des Panama Papers m’inspire une autre réflexion. Elle explique en bonne partie pourquoi nos gouvernements, surtout mais pas exclusivement ceux de droite, ne cessent de développer de nouveaux programmes de surveillance de masse au nom de la lutte contre le terrorisme, sans avoir les outils pour traiter toutes les données qu’ils récoltent et même en sachant qu’il est à peu près impossible d’imaginer une infrastructure qui serait capable d’accomplir la tâche correctement. C’est que les élites politico-financières savent très bien ce qu’elles font, elles, du secret bancaire et du chiffrement des données, et qu’elles sont terrifiées à l’idée que nous fassions la même chose.
Dans le magnifique roman Earth, l’auteur de science-fiction David Brin a poussé les conséquences de l’écœurement des populations envers le secret-bancaire-au-service-des-malfaisants jusqu’à l’absurde : l’invasion, la destruction et l’occupation à peu près permanente de la Suisse par une coalition internationale, et la transformation du concept même de protection de la vie privée en quelque chose de socialement inacceptable. (Brin a plus tard élaboré de manière plus nuancée ce concept de société transparente dans l’essai The Transparent Society.)
J’ose espérer que nous n’en arriverons jamais à une conclusion aussi cauchemardesque. Mais disons qu’il ne faudrait pas beaucoup d’autres Panama Papers pour que la culture du secret en haut et de la surveillance en bas devienne de plus en plus difficile à défendre. Et je vous le rappelle, même la meilleure défense ne gagne pas à tous les coups.