Après trois ans de production, Broken Age, un retour au jeu d’aventure classique imaginé par Double Fine Productions et soutenu par une campagne de sociofinancement forte de 3,3 millions, est finalement sorti en avril 2015. D’une certaine façon, les péripéties du studio de Tim Schafer ont dévoilé comment les Kickstarter de ce monde allaient changer – à plus d’un égard – le milieu du jeu vidéo indépendant.
Pour la survie des genres et le succès des superstars
En s’appuyant sur des jeux datant des années 80 et 90, cette campagne a su attirer l’attention de ceux qui ont moins de temps à consacrer aux jeux, mais plus de revenus à dépenser.
Bien que Kickstarter ait servi de tremplin à plusieurs projets tirés de l’industrie du jeu vidéo depuis son lancement en 2009, notamment avec le financement du documentaire Indie Game : The Movie en 2010, l’arrivée du studio de Tim Schafer sur cette plateforme aurait permis d’attirer plus de 60 000 nouveaux utilisateurs.
Le secret? Un discours qui fait vibrer la corde nostalgique du joueur, tout en l’appelant à s’exprimer avec son portefeuille pour soutenir le retour de genres et de marques de jeux vidéo abandonnés par les éditeurs (faute de rentabilité assurée).
Si le grand public ne trouve plus son compte dans les classiques d’antan à l’instar de Maniac Mansion, Full Throttle et Grim Fandango, les fans devront payer la note en amont. En s’appuyant sur des jeux datant des années 80 et 90, cette campagne a su attirer l’attention de ceux qui ont moins de temps à consacrer aux jeux, mais plus de revenus à dépenser. Une approche visiblement très payante dans ce cas!
Plus récemment, les amateurs de jeux de plateforme tridimensionnels ont répondu avec enthousiasme à la proposition de Playtonic Games : Yooka-Laylee, un projet manifestement calqué sur Banjo-Kazooie (développé par Rare et lancé sur Nintendo 64 à l’été 1998). Avec déjà plus de 2 millions amassés, on peut dire que la nostalgie ne se limite pas aux jeux 2D des années 80 et 90 – les balbutiements de la 3D connaissent aussi leurs fans!
Devant cet immense gain de popularité de Kickstarter, de nombreux studios ont tenté leur chance et certains ont su tirer leur épingle du jeu avec brio. C’est le cas d’Obsidian Entertainment, connu pour les suites et les expansions qu’elle a contribuées à des jeux de rôle ambitieux comme Star Wars : Knights of the Old Republic, Neverwinter Nights et Fallout. Si Obsidian maîtrise les caractéristiques du jeu de rôle classique – perspective aérienne, configuration très flexible des personnages, dialogues et trame scénaristique avec embranchements multiples – ce type de jeu connaît moins de succès depuis que des systèmes semblables se retrouvent dans d’autres genres, de Grand Theft Auto à Call of Duty.
Après avoir connu des jours difficiles durant le développement de South Park : The Stick of Truth (THQ, son éditeur, a fait faillite; le jeu a éventuellement été racheté par Ubisoft), ce sont deux campagnes de sociofinancement – une d’environ 3 millions en collaboration avec inXile entertainment, suivie d’une autre en solo approchant les 4 millions – qui ont permis à Obsidian Entertainment de devenir indépendante… et donc moins sensible aux aléas financiers que peuvent engendrer les partenariats avec éditeurs et distributeurs.
En fait, le recours au sociofinancement a sans doute grandi en raison des grands chamboulements observés dans l’industrie du jeu vidéo au cours des dernières années. Plusieurs éditeurs de taille moyenne, comme THQ et Majesco, ont connu d’importantes difficultés financières. Parallèlement, certains studios ont été absorbés par des éditeurs plus importants comme Activision et Electronic Arts pour soutenir la production à la chaîne de superproductions comme Call of Duty et Battlefield.
Même son de cloche au Japon, où seules quelques superproductions survivent, les autres ressources étant consacrées aux applications mobiles à petit budget.
Entre les projets très coûteux (mais généralement prudents sur le plan créatif) et les initiatives indépendantes à coût modique, le sociofinancement fait miroiter la possibilité d’une production indépendante avec un budget plus confortable – à condition de trouver le sujet et l’angle qui attireront les contributions, bien entendu. Avec des projets comme Octodad, FTL : Faster Than Light, The Banner Saga, Shovel Knight et Amplitude, il n’y a aucun doute que le sociofinancement contribue à la diversité du jeu vidéo, autant sur PC que sur console, en palliant à la disparition des éditeurs de taille moyenne.
Même son de cloche au Japon, où seules quelques superproductions survivent et le reste des ressources se consacre progressivement au développement d’applications mobiles à petit budget, incitant certains des concepteurs les plus connus à voler de leurs propres ailes. Pensons à Keiji Inafune : créateur de Mega Man et gestionnaire de la production mondiale de Capcom jusqu’en 2010, il a amassé près de 3,8 millions en 2013 avec son premier projet sociofinancé, un calque de Mega Man intitulé Mighty No. 9.
Plus récemment, c’est Koji Igarashi – à la tête de plusieurs chapitres de la saga Castlevania – qui a attiré l’attention avec Bloodstained : Ritual of the Night, dépassant 2 millions de dollars au moment d’écrire ces lignes avec encore 23 jours de financement à compléter.
Plus de transparence… et plus de cynisme
Au-delà de son succès financier, Double Fine Productions a réalisé un véritable coup de génie en s’associant à 2 Player Productions, une entreprise de production vidéo qui a réalisé, entre autres, la première saison de la websérie Penny-Arcade : The Series. Dans la mesure où Broken Age s’avérait un projet expérimental et un peu risqué – sa première mission étant de combiner l’écriture de Tim Schafer à l’univers déjanté de l’artiste visuel Nathan «Bagel» Stapley – la réalisation d’un documentaire en parallèle assurait les fans de recevoir «quelque chose», peu importe si le projet final s’avérait un chef d’œuvre ou une catastrophe.
Désormais disponible gratuitement sur la chaîne YouTube de Double Fine Productions, cette série de vidéos a rempli deux fonctions. Dans un premier temps, elle a rendu plus tangible les nombreux obstacles propres au développement de jeux vidéo. Entre l’écriture, l’illustration, la traduction, l’animation, l’enregistrement des voix et l’intégration de tous ces éléments de façon cohérente et stable, il est pratiquement impossible de ne pas devoir effacer, abandonner ou recommencer certains éléments de façon à créer une expérience et un scénario qui se tiennent.
De fait, plusieurs projets sociofinancés ont connu des difficultés : nécessité de récolter du financement supplémentaire (ou de revoir l’envergure du projet à la baisse), sortie incomplète ou reportée à plus tard… dans le cas de Broken Age, le projet a dû être scindé en deux parties, la vente du premier acte servant à financer l’achèvement de la seconde moitié. Ces complications ont engendré un certain cynisme sur le web, comme en témoigne cette animation satirique de Dorkly :
Dans un second temps, la série de vidéos a contribué à garder active la communauté qui s’était formée autour du projet, en générant une discussion constante entre les créateurs et ceux qui ont choisi de les soutenir. Cette notion de communauté est devenue encore plus importante dans les campagnes de sociofinancement : après les «stretch goals», ces objectifs de financement supplémentaire qui permettent souvent de récolter bien au-delà du montant espéré, on retrouve désormais de plus en plus d’objectifs «sociaux» s’inspirant des principes de ludification et des achievements sur les consoles : selon le nombre d’abonnés sur les réseaux sociaux et selon le nombre de partages et de publications, d’autres aspects du projet ou de la campagne sont dévoilés.
À cet effet, Exploding Kittens, le projet de jeu de cartes chapeauté par l’illustrateur du site The Oatmeal, a capturé l’imagination des internautes (et un financement dépassant les 8,5 millions) avec des concours de photographies ridicules sur les réseaux sociaux : dix Batman dans un spa, des taco-chats, des égoportraits avec des chèvres… rien n’arrête ces fans dans leur quête du ridicule!
Si cette communauté peut contribuer à maintenir l’engouement pour un projet et devenir un outil de promotion très efficace, elle peut également se retourner contre les créateurs.
Si cette communauté peut contribuer à maintenir l’engouement pour un projet et devenir un outil de promotion très efficace, elle peut également se retourner contre les créateurs. Par exemple, le projet Godus, dirigé par Peter Molyneux et présenté comme un successeur spirituel à son populaire jeu Populous, s’est avéré le cas-type de projet-catastrophe. En voulant mousser le financement, Molyneux et son équipe ont promis des fonctionnalités qui dépassaient de loin ce qui était possible dans le temps et le budget alloués. Pour l’instant, les joueurs qui ont investi se retrouvent avec un prototype incomplet et aucune certitude que la réalisation du jeu sera menée à terme, plusieurs employés ayant été transférés à d’autres projets.
Face à une conclusion aussi embarrassante “>et quelques articles présentant Molyneux de façon peu reluisante, il est peu probable que ce dernier se tourne vers le sociofinancement dans un futur rapproché.
Dans un même ordre d’idées, étant donné que le développement des projets évolue sous le regard constant de la communauté, toute communication sera examinée sous toutes ses coutures et avec un regard très critique. Ainsi, lorsque Keiji Inafune et sa compagnie comcept ont simultanément dévoilé un projet de dessin animé de Mighty No. 9 tout en permettant à ceux qui avaient manqué la campagne de financement de contribuer plus tard (une tactique connue sous le nom de «slacker backer»), certains fans ont eu l’impression que l’argent récolté pour le jeu vidéo avait été détourné pour produire la série animée et que le studio avait besoin de fonds supplémentaires pour mener son projet de jeu vidéo à terme, alors que les deux projets étaient indépendants.
Aucune solution miracle
Trois ans plus tard, peut-on affirmer que Double Fine Productions a tenu sa promesse avec Broken Age? Pour avoir récemment complété cette aventure, je dirais que oui. Tim Schafer et son équipe ont certainement recréé le jeu d’aventure classique tel qu’il est… mais pas nécessairement tel qu’il était espéré, attendu ou imaginé par ceux qui ont choisi de soutenir le projet!
Il n’y a aucun doute que Broken Age soit une production de qualité au niveau audiovisuel, avec des illustrations magnifiques et des performances vocales fort sympathiques. Mais la formule du jeu d’aventure est respectée dans le fond comme dans la forme, avec les défauts que cela peut impliquer : les solutions de certaines énigmes peuvent sembler plutôt obscures, les mêmes environnements sont visités et revisités ad nauseam, et le rythme du scénario est plutôt relax, pour ne pas dire soporifique.
Mais s’il faut passer par le sociofinancement pour donner vie à des univers aussi déjantés, avec des ustensiles parlants aux tendances mégalomanes et un village de pâtissiers sacrifiant leurs jeunes vierges dans des costumes extravagants à base de gâteaux, je ne vois pas d’inconvénient à ce que la formule demeure.
Au final, avec la multiplication des options offertes aux joueurs – sociofinancement sur Kickstarter, accès préliminaire payant dans Steam Greenlight, jeux gratuits avec achats intégrés… – c’est désormais plus que jamais la responsabilité de chacun de se renseigner avant de dépenser. Même avec les créateurs les plus célèbres et les propositions les plus attrayantes, il demeure toujours une certaine part de risque, surtout s’il n’y a plus d’éditeur pour tenir les cordons de la bourse et assurer le respect des échéanciers.
Et si un projet vous semble trop beau pour être vrai, c’est probablement parce qu’il l’est!