Éloge de la stupidité du réseau

La neutralité d’Internet serait-elle une idée stupide? C’est ce que prétend un chroniqueur du magazine Forbes, qui se réjouit de la disparition probable de ce principe fondateur du cyberespace. Voici pourquoi il a tort – et pourquoi la fin de la neutralité «stupide» du Net serait une catastrophe tant pour les entrepreneurs que pour les consommateurs.

Tout récemment, la Federal Communications Commission, l’équivalent américain du CRTC, proposait une réforme des règles gouvernant l’Internet qui permettrait aux FAI d’offrir des «voies rapides» aux détenteurs de contenus et aux opérateurs de sites web disposés à payer pour y avoir droit.

Gene Marks, un gourou de l’entrepreneuriat qui couvre notamment la technologie pour le Forbes, s’en réjouit. Pour lui, permettre à tout le monde d’accéder à ce qu’il veut et de fournir ce qu’il veut sur Internet, sans que notre gentil fournisseur d’accès ne puisse volontairement ralentir ou accélérer la livraison du contenu en fonction de la grosseur des pots-de-vin contributions volontaires qu’il réussit à extorquer en chemin, c’est une idée de caves parce qu’elle ne respecte pas la sacro-sainte liberté du marché. Si une entreprise peut faire plus de profit en vendant un accès de meilleure qualité au plus offrant, et si un client est prêt à payer pour cet accès, de quel droit les empêcherions-nous de transiger librement?

Imaginez que vous voulez lancer un service que le public réclame, mais qui consommerait de la bande passante à la tonne. Qui va financer votre entreprise, sachant que vous aurez le choix entre verser la moitié de votre capital de risque à la pelletée de FAI qui attendent devant votre porte la main tendue, ou bien vous contenter de la voie lente et livrer un service pourri auquel personne ne voudra s’abonner?

Voici deux ou trois bonnes raisons.

La liberté imposée à la pointe du fusil

D’abord, il n’y a absolument rien de libre dans la transaction entre un fournisseur d’accès Internet et un fournisseur de contenu.

Dans mon quartier, si vous voulez regarder le soccer en direct de temps en temps, voir une saison de Game of Thrones l’année de sa sortie, et accéder à Internet sans devoir payer plus pour votre service de télévision, vous êtes pas mal condamné à faire affaire avec Bell ou Vidéotron. Cette situation de quasi-duopole est assez représentative de ce qui existe un peu partout en Amérique du Nord.

Imaginez que vous êtes Netflix. Avez-vous vraiment le choix de refuser quand le Big Two vous demande un petit million par ci, un gros milliard par là, pour assurer que votre contenu sera livré correctement? Non. Vous payez ou vous fermez vos portes. Et ensuite, vous refilez la facture à vos clients, comme Netflix l’a fait récemment pour ses nouveaux abonnés.

Résultat : le client paie plus cher pour rien, Netflix perd peut-être des abonnés, et les seuls qui bénéficient de la situation sont les géants des télécommunications qui encaissent des revenus supplémentaires sans rien faire d’utile.

Dans un autre contexte, on appellerait cela un comportement de trolls.

Neutralité ou immobilité

Imaginez maintenant que vous êtes le prochain Netflix. Vous avez une idée géniale et vous voulez lancer un service que le public réclame, mais qui consommerait de la bande passante à la tonne. Qui va financer votre entreprise, sachant que vous aurez le choix entre verser la moitié de votre capital de risque à la pelletée de FAI qui attendent devant votre porte la main tendue, ou bien vous contenter de la voie lente et livrer un service pourri auquel personne ne voudra s’abonner?

Pire encore : vous avez le malheur d’avoir créé un service populaire que la compagnie de téléphone locale décide de copier – mais en se réservant la voie rapide et en vous ralentissant jusqu’à enrager tous vos clients pour qu’ils vous abandonnent. Improbable? Peut-être, mais qui va vouloir prendre le risque?

Sans neutralité du réseau, innover devient un jeu réservé à ceux qui ont déjà les poches très, très remplies – et qui n’ont donc pas forcément ni le besoin d’innover, ni la culture d’entreprise pour le faire. «Good luck with that», comme dirait SpongeBob.

L’Internet n’est pas un condo

Pour bien illustrer son propos, Marks utilise une analogie pas très 2.0 qui a sûrement convaincu le lectorat de Forbes, généralement constitué de vieux messieurs en complets gris ou bruns : il a comparé Internet à l’immobilier. En effet, si un appartement à Manhattan coûte plus cher que dans un quartier moins recherché, pourquoi Internet coûterait-il la même chose pour tout le monde?

À cela, je répondrai par ma propre analogie immobilière. Imaginez que vous louez un appartement et que votre propriétaire peut décider, du jour au lendemain, de rationner votre électricité pour forcer Hydro-Québec à lui payer des billets de hockey. Imaginez que vous achetez un condo neuf avec trois chambres à coucher et une salle de bains, mais que votre promoteur décide plutôt de vous livrer une seule chambre et trois salles de bains parce qu’il a eu un meilleur «deal» du vendeur de toilettes que du vendeur de placards.

Avez-vous envie de déménager?

Conclusion

Personne ne s’étonnera qu’un chroniqueur de Forbes, un média dont la ligne éditoriale est plus à droite que la politique extérieure de Genghis Khan, se prononce en faveur d’une mesure qui bénéficiera surtout à la très grande entreprise. Mais applaudir la mise à mort de la neutralité du réseau au nom du libre marché, c’est pour le moins discutable.

Parce que mettre fin à la neutralité du réseau, c’est donner aux fournisseurs d’accès un pouvoir insidieux sur ce que l’on regarde sur Internet. Vous continuerez à payer le même prix que votre voisin chaque mois, mais si vous choisissez de consommer des services dont votre fournisseur d’accès ne tire aucun bénéfice particulier, vous aurez droit à une qualité inférieure. Éventuellement, vous aurez tendance à passer de ce qui était le meilleur service pour vous à ce qui procure le meilleur rendement à votre fournisseur.

Libre marché, mon œil.

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