Pour l’occasion, l’ex-collaborateur de la NSA et lanceur d’alerte s’est prononcé sur l’ampleur de la surveillance numérique des services de renseignement occidentaux et le controversé rapport sur la torture exploitée par la CIA déposé récemment par le Sénat américain.
Voici la première partie de l’intégralité des déclarations d’Edward Snowden tirées de l’entrevue organisée par Amnestie International, en collaboration avec Le Monde, Mediapart et Arte. La seconde partie, portant principalement sur les réactions de Snowden à l’égard du rapport sur la torture exploitée par la CIA, sera publiée prochainement.
Comment se porte-t-il?
«Me retrouver aujourd’hui à l’extérieur à tenter de réformer le gouvernement me confère une perspective très différente, mais aussi très enrichissante que j’apprécie beaucoup.»
«Je vais très bien. Je vis une vie ordinaire : je prends le métro de Moscou comme tout le monde. La seule différence entre mon ancienne vie et ma vie actuelle est évidemment que je ne vis pas dans ma maison. Je ne suis pas en mesure d’y retourner.»
«Aussi, je passe beaucoup plus de temps à travailler qu’auparavant. Je passe beaucoup de temps à travailler avec les communautés de chercheurs, particulièrement sur tout ce qui touche le côté technique des normes Internet, la façon dont nous pouvons améliorer la sécurité pour tous dans le monde entier, indépendamment des lois nationales applicables.»
«Au-delà de cela, mon travail touche beaucoup la mobilisation et la sensibilisation, ce qui est assez nouveau pour moi puisque je faisais autrefois partie de la structure gouvernementale. Me retrouver aujourd’hui à l’extérieur à tenter de réformer le gouvernement me confère une perspective très différente, mais aussi très enrichissante que j’apprécie beaucoup.»
Quels ont été les impacts de ses révélations?
«Ce qui a changé de façon spectaculaire à mes yeux depuis ma sortie est l’opinion et la sensibilisation du public à l’égard de la cybersurveillance dans le monde entier, dans tous les pays, sous tous les climats et de tous les fuseaux horaires.»
«C’est important parce que je ne souhaitais pas changer le monde, je ne voulais pas changer les politiques de mon gouvernement. J’ai seulement la conviction que dans une démocratie représentative, nos représentants sont élus pour représenter le peuple – non pas une institution particulière, non pas une classe particulière, mais le public au sens large – et ils ne peuvent le faire que sur la base de nos votes, de ce que nous croyons, de ce que sont les valeurs de notre société ou de celles que l’on souhaite.»
«Lorsque les programmes et les opérations des institutions du gouvernement se produisent de plus en plus en secret, nous commençons à nous dissocier des activités du gouvernement. Nous devenons exclus de la nature même de la compréhension de notre société et de notre capacité à voter de manière informée. Parce qu’au final, en matière de démocratie, le gouvernement est fondé sur l’idée du consentement. Sa légitimité est erronée lorsque le gouvernement croit que nous, le peuple, dirigeons ses activités lorsque l’on se prononce lors d’une élection. Si nous ne comprenons pas les grands enjeux politiques, les pouvoirs et les programmes que le gouvernement croit se voir octroyer et la direction qu’il adopte dans leurs relations avec le reste du monde, en notre nom et contre nous, nous ne sommes plus des partenaires du gouvernement, nous devenons des sujets du gouvernement. Je crois que le public mérite d’être informé.»
«Maintenant, depuis que nous avons commencé à voir l’ampleur de la situation, un changement assez large s’est produit. J’ai vu une étude réalisée récemment au Canada où l’on a porté un regard sur les internautes à travers le monde. À partir d’un échantillon représentatif, on a constaté que 60% des 3 milliards d’internautes à travers le monde ont entendu parler des révélations de l’an dernier, et 40% d’entre eux ont adopté des pratiques afin de rendre leur vie en ligne plus sécuritaire. Ça représente environ 702 millions de personnes, des citoyens de différentes nationalités, qui sont désormais plus en sécurité et mieux protégé dans leurs communications, leurs expressions politiques, leurs habitudes de lecture personnelle, et leurs associations avec leurs amis du monde entier.»
Si l’opinion publique a changé, peut-on en dire autant du comportement des instances gouvernementales?
«Lorsque le peuple est au fait d’une situation, les choses ont tendance à changer lentement, politiquement, au fil du temps. Rien ne change au cours d’un mois, rien ne change au cours d’une année.»
«Lorsque le peuple est au fait d’une situation, les choses ont tendance à changer lentement, politiquement, au fil du temps. Rien ne change au cours d’un mois, rien ne change au cours d’une année. Mais nous voyons de plus en plus au sein de l’Union européenne, aux États-Unis et à d’autres endroits que les tribunaux commencent aussi à remettre en question ces programmes. La Cour de justice de l’Union européenne a depuis invalidé la directive sur la conservation des données. Aux États-Unis, le président a nommé deux comités ayant pour mandat d’évaluer ces programmes. Sont-ils nécessaires? Sont-ils proportionnels? Fonctionnent-ils? Chaque fois que ces programmes ont été examinés, nous avons constaté qu’ils n’ont jamais réussi à nous prémunir contre une seule attaque terroriste imminente. Nous avons maintenant une plateforme, une fondation pour nous permettre d’analyser de manière plus crédible la valeur de ces programmes – et le coût qu’ils imposent à la société – et nous permettre de décider : Voulons-nous vraiment sacrifier nos droits, notre vie privée, notre liberté à consulter des livres, à s’associer avec nos amis, sans que ces activités soient interceptées, enregistrées, et analysées en secret et détenues pendant des périodes de plus en plus longues?»
«Bien que nous vivons encore sous cette cybersurveillance aujourd’hui, et que la situation s’est envenimée en occident, y compris aux États-Unis, en Australie et au Royaume-Uni en particulier, nous commençons à voir celle-ci être contestée. J’ai l’intime conviction qu’une fois que ce défi sera amorcé, au cours de l’histoire, au cours de la prochaine décennie, nous allons gagner. Parce que le peuple n’acceptera pas un monde où tout ce que nous faisons est jugé, quelle que soit la légitimité du caractère illicite de cette action.»
«Le problème n’est pas que le gouvernement enquête sur des terroristes. Le problème n’est pas que nous sommes inquiets pour la sécurité nationale et que nous voulons surveiller une nuisance étrangère. Le problème est lorsque nous inventons et mettons en place des systèmes technologiques qui observent des populations entières plutôt que des individus au comportement suspect. Aujourd’hui, c’est la nature même de ces programmes : ils ne peuvent fonctionner actuellement sans intercepter les communications de tout un chacun; ils n’ont pas de capacité d’interception sélective. C’est d’ailleurs aussi le cas en France.»
Comment les services de renseignement ont changé la façon de mener leurs enquêtes?
«La cassure qui s’est effectuée cette dernière décennie dans les services de renseignement américains et à l’étranger est dans la façon qu’ils ont appliqué leur surveillance sur la population. Ils ont ainsi abandonné l’idée de mener une enquête de façon ciblée.»
«Par exemple, je suis un analyste du renseignement qui travaille depuis Hawaï. J’ai des soupçons raisonnables de croire qu’une personne est impliquée dans des actes répréhensibles – qu’il soit un pirate informatique ciblant des centrales nucléaires, un agent d’un gouvernement étranger qui essaie de s’infiltrer dans une ambassade pour accéder à leurs courriels, ou un terroriste qui souhaite commettre des actes de violence. J’utiliserais par conséquent ces arguments comme la base de mon enquête. J’irais ainsi compromettre leur système de communication, système exclusivement utilisé par eux : leur téléphone cellulaire et leur ordinateur.»
«Cette procédure a changé au cours de la dernière décennie depuis les événements du 11 septembre aux États-Unis pour devenir ce que le gouvernement nomme un programme de “collecte de données en vrac” non ciblée. La société civile préfère nommer cette activité comme étant de la surveillance de masse plutôt que de la collecte de données en vrac. Même si nous acception le terme du gouvernement, cela implique que plutôt d’intercepter seulement les communications de gens soupçonnés de vouloir commettre des actes répréhensibles, nous recueillons en vrac l’ensemble des communications de toute la société. Les algorithmes (que l’on nomme sélecteurs) que nous appliquons sur la pile de communications de toute une population décident de ce qu’ils sont, ce qu’ils font, et comment leurs comportements sont perçus par le gouvernement.»
«Nous avons vu des cas rapportés dans la dernière année, notamment par le Huffington Post, où la National Security Agency aux États-Unis a surveillé les habitudes de consommation pornographique de personnes dont les opinions politiques étaient jugées extrêmes ou radicales, mais qui étaient reconnues pour être non associés à de la violence concrète. On traitait pourtant ces personnes comme des terroristes, comme des gens qui doivent être discrédités, en utilisant leur vie privée, leurs activités sexuelles, leurs associations afin de les discréditer en public sur la base de leurs opinions politiques.»
«Nous avons observé progressivement au cours de l’année dernière, notamment hier avec la publication du rapport sur la torture, que lorsque l’on commence à changer nos valeurs dans le secret, lorsqu’on commence à changer la nature des activités d’organisations secrètes, sans en informer le public, cela conduit à des dérives où même si l’intention est de faire les choses pour le bien commun, en l’espace de très peu d’années, des gens ordinaires et innocents se voient par conséquent être traités de façon épouvantable.»