D’abord, si vous n’avez jamais regardé RIP : A Remix Manifesto, je vous invite à remédier à la situation immédiatement. L’entrevue ci-dessous n’en sera que plus intéressante une fois que vous serez familier avec celui-ci. Pour en savoir plus sur Traque interdite, lisez le bref article que nous avons publié sur le sujet en mars dernier.
Bien entendu, l’entrevue s’est déroulée en anglais, une langue dans laquelle la notion de vouvoiement n’existe pas. Par contre, Brett Gaylor m’a rapidement fait sentir comme si nous avions une certaine proximité. J’ai donc pris la décision inusitée de présenter l’entrevue comme si nous nous étions tutoyés.
Puisque la participation de Gaylor est davantage mise de l’avant dans la version anglophone de la série documentaire, j’ai préféré retenir le titre Do Not Track dans la traduction de notre conversation.
Parce que vos données racontent une histoire
Il va de soi qu’en produisant ce documentaire, tu as sans doute beaucoup appris sur les moyens qu’emploient les services web pour connaître ta vie privée de fond en comble. Es-tu sur Facebook?
«Par contre, le fait de ne plus être sur Facebook m’a drôlement compliqué la tâche pour Do Not Track, puisque je ne vois pas le même Internet que beaucoup de mes amis.»
Non, je ne suis plus sur Facebook depuis un bon moment déjà. En fait, c’était plutôt un choix personnel, question de maintenir ce que j’appellerais une diète d’information. Ça me paraissait comme une autre source de distraction qui m’incitait à publier, à aimer, à me faire de nouveaux amis, etc. J’avais déjà mon lot de trucs que je pouvais intégrer à ma diète d’information quotidienne.
Aussi, j’ai décidé il y a environ trois ans de supprimer mon compte parce que je commençais à ressentir un malaise à l’idée que Facebook profite de toutes mes relations. Je crois qu’au final je n’avais pas confiance en cette entreprise, alors je ne voulais pas qu’elle ait mes données.
Par contre, le fait de ne plus y être m’a drôlement compliqué la tâche pour Do Not Track, puisque je ne vois pas le même Internet que beaucoup de mes amis. En fait, je me suis créé un faux compte Facebook sous un faux nom, mais il est plutôt inutile puisque la seule personne avec qui je suis ami est ma femme. C’est pas tout à fait comme ça que Facebook fonctionne, n’est-ce pas? Alors non, je ne suis pas vraiment sur Facebook.
Tu dis avoir un problème à l’idée qu’un service profite de tes relations. Pourtant, tu es sur Twitter. Pourquoi y être alors que cette entreprise exploite également les données de ses utilisateurs à des fins commerciales?
Je crois que pour beaucoup de ces services, tout le monde fait sa propre analyse des coûts et bénéfices. On se pose alors la question : «Est-ce que l’expérience que j’en tire a suffisamment de valeur pour que ce service puisse profiter de mes données?»
Pour ma part, j’ai jugé que la valeur de mon expérience sur Facebook n’était pas suffisante. Avec Twitter, je retire davantage de bénéfices, mais tu as raison, j’ai commencé à me sentir troublé par certaines décisions de cette entreprise. Ma dépendance à Twitter m’inquiète également. J’y suis constamment. Mais je fais beaucoup plus attention à ce que j’y publie, ça va de soi.
N’empêche, Twitter est en mesure de déterminer beaucoup sur nous simplement par les relations qu’on y entretient : qui on suit, avec qui on interagit, etc.
C’est vrai. En fait, mon plus gros problème avec Twitter c’est que c’est sans doute la bulle de filtres la plus évidente qui soit. J’y choisis à qui je suis abonné, puis mes nouvelles de la journée sont alors en quelque sorte interprétées par ce groupe d’amis. Lorsqu’un événement mondial se passe, lorsqu’il y a une importante émission de télévision, toutes mes impressions de cet événement sont filtrées à travers ce groupe de personnes. J’ai remarqué que ça pouvait réellement affecter mon humeur, mon opinion de l’état du monde, ce genre de choses. Je m’assure donc également d’obtenir des sources plus objectives. Par exemple, j’écoute beaucoup la radio, et je sors voir mes amis qui ne passent pas autant de temps sur Internet que moi.
«Trop de gens ne se penchent pas sur leur écosystème de médias de la même façon qu’ils prennent la décision de mieux se nourrir par exemple.»
Mais je crois qu’une des raisons pour lesquelles je voulais faire Do Not Track est que si toi et moi réfléchissons à ces choses tous les jours, la plupart des gens ne le font pas. Trop de gens ne se penchent pas sur leur écosystème de médias de la même façon qu’ils prennent la décision de mieux se nourrir par exemple. L’idée de faire des choix sains sur ce que vous mangez, d’essayer de soutenir l’agriculture locale ou d’acheter des aliments biologiques sont de nouvelles tendances. Je tente essentiellement de travailler avec des personnes qui souhaitent pousser les gens à réfléchir sur la vie privée, leurs données et leurs relations avec ces entreprises qui en tirent profit de la même façon.
Bien sûr, je mange occasionnellement un hamburger avec des frites. Je ne suis pas en train de dire que vous devez vous débrancher d’Internet. Vous n’avez pas à quitter Facebook, mais je souhaite que les gens réfléchissent à cette question davantage, et qu’ils commencent à faire des choix à propos de ce qu’ils partagent et à quels services ils confient leurs données.
Un esprit sain dans un Web sain
Quelle est ton opinion d’Ello?
J’ai été charmé par l’idée. Tout comme pour Diaspora, ces initiatives sont de bons signes. Mais avec Ello, je trouve ça triste que peu de gens l’utilisent et que par conséquent, il n’apporte pas beaucoup de valeur au final. Il y a aussi le design qui donne l’impression que son lancement a été trop hâtif selon moi.
Malgré tout, des initiatives comme Ello, Diaspora, et même le fait que Facebook modifie progressivement sa politique de confidentialité afin de protéger ses utilisateurs, c’est signe que les gens se soucient réellement de leurs données.
Es-tu d’accord pour dire qu’Ello ne parvient pas à se démarquer concrètement de Facebook?
Lorsqu’un nouveau réseau social lui demande d’ajouter ses amis, Gaylor répond : «Je vais me jeter en bas du pont. Pas question que je me tape ça une autre fois. Non, non et non. J’en ai ma claque!»
En fait, le problème avec Ello, Google+ ou tout autre réseau social, c’est lorsqu’on nous demande d’y ajouter tous nos amis. À ça, je réponds : «Je vais me jeter en bas du pont. Pas question que je me tape ça une autre fois. Non, non et non. J’en ai ma claque!»
Je me rappelle des débuts du Web, vers la fin des années 90 et au début des années 2000, on se disait : «Wow! On va avoir cette longue traîne incroyable, il va y avoir des milliers de forums de discussion, des milliers de boutiques, on pourra visiter une boutique spécialisée dans la vente de lunettes steampunk, et tout ça n’est possible que sur Internet!»
Malheureusement, on a compris qu’Internet conduit à une centralisation. Il n’y a qu’un seul magasin, c’est Amazon. Il n’y a qu’un seul réseau social, c’est Facebook. Je pense que ce qui a provoqué ça est le modèle publicitaire et la traque, puisque la publicité ne fonctionne qu’avec la plus grande audience possible. Les sociétés de capital de risque et la Silicon Valley ne s’intéressent qu’à soutenir les services qui ont un vaste public. Tout autre type de service aura énormément de difficulté à obtenir le capital nécessaire à leur déploiement. Sans compter qu’Internet est crissement bondé, de sorte que pour s’y insérer et obtenir l’attention des investisseurs, on doit avoir une masse critique d’utilisateurs.
C’est donc un facteur sur lequel je veux également que les gens se penchent. Ce n’est pas uniquement le fait que «Hey, Big Brother vous surveille», mais surtout que le principal modèle économique du Web réside dans la publicité. Ça incite les entreprises à vouloir en apprendre de plus en plus sur vous.
Je ne sais pas si tu connais Pinboard, c’est un petit concurrent à Pinterest. Son fondateur, Maciej Ceglowski, nomme ce nouveau modèle économique «investors storytime» [l’heure du conte pour les investisseurs]. Ces services à la recherche de financement racontent ainsi une belle histoire aux investisseurs sur la façon dont ils connaissent davantage leurs utilisateurs que leur concurrent. C’est de cette façon que Pinterest procède, en disant «Hey, nous savons que ces gens aiment les cupcakes, et nous savons que cette personne a consulté 45 pages sur l’Halloween, c’est probablement une maman» et ils parviennent à amasser des milliards de dollars d’investissement de la sorte. Pour rivaliser avec cette stratégie, la prochaine startup devra répondre «Eh bien, j’ai une meilleure façon de traquer les utilisateurs et une meilleure façon de tout connaître sur eux». En particulier aux États-Unis, où la réglementation autour de ces pratiques est très vague, on fonce tout droit vers un monde où la Silicon Valley saura absolument tout sur nous.
«Je ne crois pas que c’est sans espoir. Je crois qu’on a besoin de sensibiliser suffisamment de personnes pour qu’elles manifestent leur inquiétude, et commencent à faire des choix plus sains.»
Donc pour revenir à ta question, putain que c’est génial qu’un marché pour des services et des outils qui n’adhèrent pas à cette mentalité, et qui respectent davantage la vie privée, se pointe à l’horizon. C’est justement pourquoi je prends la peine de faire quelque chose comme Do Not Track, parce que je ne crois pas que c’est futile, je ne crois pas que c’est sans espoir. Je crois qu’on a besoin de sensibiliser suffisamment de personnes pour qu’elles manifestent leur inquiétude, et commencent à faire des choix plus sains.
C’est la même chose par exemple avec Rachelle-Béry, les Montréalais doivent-ils craindre que ces commerces ferment un jour leurs portes? Probablement pas. Parce que suffisamment de consommateurs se disent «Je veux savoir d’où vient ma nourriture, et je veux soutenir les entreprises locales, parce que je comprends que si mon argent va aux fermiers de la région ou à des producteurs locaux, les aliments auxquels je tiens sont plus susceptibles d’être disponibles à Montréal». C’est donc la même chose en ce qui concerne la vie privée.
J’aimerais qu’Ello tente de faire quelque chose de nouveau. La liste des activités que mes amis ont faites hier? C’est pas ce que je cherche.
Big Brother vous surveille
Justement, tu viens de mentionner Big Brother. Le sujet de la cybersurveillance gouvernementale ne semble pas être abordé dans la série documentaire. Pourtant, Facebook, Google et compagnie sont souvent perçus comme les marionnettes de la NSA.
Tout à fait. Du moins avec PRISM, il a été démontré que la façon dont les services de renseignement procèdent est en tirant profit de ces réseaux sociaux qu’on nourrit aveuglement de nos données. Il en sera question, mais c’est davantage un sous-texte à Do Not Track. Dans certains épisodes, nous allons traiter du big data et de qui parvient effectivement à analyser la majorité de ces données en vrac qui sont ainsi recueillies sur nous.
Mais tu as raison, ce n’est pas un des thèmes principaux. Le problème en mettant l’accent sur la surveillance gouvernementale, c’est que cette notion peut paraître très abstraite pour certains. Nous voulions rencontrer les gens là où ils sont, et nous pencher sur certaines de leurs activités quotidiennes. Sans compter qu’à nos yeux, le sujet est très bien couvert dans les médias. Les articles à propos des révélations de Snowden et le documentaire Citizenfour ont sidéré à mon avis beaucoup de gens.
On a donc préféré tourner le point de vue de 20 degrés en disant «Regardez, il y a un autre aspect à cette histoire également». Je ne crois pas que de séparer la surveillance gouvernementale et celle perpétrée à des fins commerciales soit réellement pertinent. On cherche davantage à comprendre la norme sociale qui fait en sorte qu’aujourd’hui on ne remette pas en question le fait d’être surveillé. Pourquoi est-ce qu’on considère que c’est normal?
Pour revenir aux révélations de Snowden, je ne comprends pas pourquoi on ne voit pas un soulèvement d’indignation populaire. Comment se fait-il qu’il n’y a pas de révolte?
En fait, il y a eu quelques manifestations devant le Parlement canadien pour dénoncer le projet de loi C-51, mais rien qui s’apparente à une révolte.
Exactement! Harper n’est toujours pas destitué de ses fonctions – en fait, j’ignore même si c’est possible. Mais le projet de loi C-51 va de l’avant. Nous sommes paisibles devant la situation, alors qu’il y a 20 ou 30 ans, nous aurions été furieux. Pourquoi? Parce qu’il y a eu ce changement culturel qui a fait en sorte que nous acceptons aujourd’hui l’idée d’être surveillés. La norme sociale entourant la vie privée s’est ajustée à un tel point que des entreprises peuvent exploiter la situation. En fait, certaines d’entre elles sont même responsables de ce changement.
Bien que nous n’aborderons pas précisément la question de la surveillance gouvernementale, le sujet demeure pertinent et très présent dans les capsules sur lesquelles nous avons travaillé.
Produire plus rapidement, plus souvent
Pour RIP : A Remix Manifesto, tu as déjà affirmé avoir investi 6 ans à sa réalisation. Pour Do Not Track, le projet semble avoir été livré beaucoup plus rapidement. Est-ce le fruit du travail que tu as réalisé lors de la production de RIP?
«C’est vraiment un débat critique que l’on doit avoir maintenant, surtout que la situation évolue à une vitesse fulgurante.»
Je suis un peu plus vieux, et un peu plus sage. C’est surtout mon expérience avec Mozilla qui a fait en sorte que je me suis mis à produire plus rapidement, plus souvent, et enfin à accoucher de mes projets. Travailler avec Mozilla est l’une des meilleures expériences que quelqu’un puisse espérer avoir. Quitter l’entreprise pour m’investir à temps plein à la réalisation d’un autre documentaire n’a pas été une décision facile à prendre. J’y ai appris beaucoup sur comment être productif et livrer la marchandise.
En tant que showrunner en quelque sorte de Do Not Track, c’était quelque chose que je souhaitais vraiment faire : produire cette série aussi vite que possible. C’est vraiment un débat critique que l’on doit avoir maintenant, surtout que la situation évolue à une vitesse fulgurante. Nous voulions donc produire quelque chose rapidement, et faire en sorte d’inclure les réactions de notre audience.
C’est pourquoi nous avons opté pour une approche identique à celle des entreprises que l’on critique, nous avons des objectifs de conversion, nous avons un diagramme en entonnoir où l’on retrouve les gens qui entendent parler du projet, les gens qui regardent les capsules, et enfin les gens qui s’inscrivent au projet en nous fournissant leur adresse courriel de la même façon qu’ils le feraient avec une application ou une campagne marketing. Ensuite, une fois que cette personne est convertie, qu’elle a démontré son intérêt, nous établissons une relation plus personnelle avec elle. On peut lui transmettre par courriel plus d’information, des outils, des ressources, ce genre de choses. Cette démarche nous oblige à être plutôt magouilleurs.
Ton départ de Mozilla a eu lieu en octobre dernier. Un mois plus tard, l’entreprise annonçait un partenariat avec Yahoo visant à remplacer le moteur de recherche par défaut de Firefox. Doit-on faire un lien entre ces deux événements?
Non, pas du tout. En fait, je n’ai pas vraiment quitté Mozilla puisque je suis toujours membre de la communauté, je suis actif sur leurs canaux IRC, je corrige aussi certains bugs, et je soutiens toujours ce qu’ils font.
Mozilla est unique. L’entreprise est intégrée dans la Silicon Valley et est capable de façonner le Web et d’en tirer profit d’une façon vraiment singulière. Malgré le fait que, de l’extérieur, on peut supposer qu’il y a cette espèce de pureté idéologique, Mozilla est pragmatique. Elle a son manifeste et ses idéaux qu’elle respecte. Mais ça signifie aussi qu’elle devra conclure des partenariats avec d’importantes entités commerciales, et qu’elle devra prendre des décisions – à savoir par exemple si elle va intégrer les DRM dans HTML5 – qui risquent de déranger certains utilisateurs.
En fin de compte, je respecte ses décisions et je comprends ses enjeux. Fondamentalement, le partenariat avec Yahoo, c’est changer un géant pour un autre, non?
La formule épisodique semble être plus appropriée sur le Web. La série Everything is a Remix de Kirby Ferguson partage plusieurs points en commun avec RIP : A Remix Manifesto. N’est-ce pas en quelque sorte un remix de ton œuvre?
Certaines personnes l’ont perçue de cette façon, en effet. À mes yeux, ce sont deux projets simplement différents. La formule épisodique était quelque chose que je voulais vraiment essayer. Je me demande ce qu’aurait pu donner, particulièrement sur le Web, la distribution de plus petits morceaux accessibles immédiatement dès le montage final terminé. C’était toutefois impossible. Notre structure lors de la production de RIP : A Remix Manifesto ne permettait pas ce genre de choses.
«J’aime le modèle économique que propose Patreon aux créateurs. J’aimerais bien être en mesure d’adopter ce style de production au moins une fois dans ma vie.»
On a tout de même mis en ligne le documentaire segmenté en chapitres sur le site de l’ONF au moment où le film était en tournée dans les festivals. Mais ce n’était pas une série, ça n’employait pas la formule épisodique à proprement parler.
Je me souviens avoir parlé à Kirby à propos de Everything is a Remix. J’admire son travail, la façon dont l’audience s’est impliquée à chaque lancement d’épisode, et comment il a utilisé ce levier pour sa campagne de sociofinancement sur Kickstarter. À mes yeux, c’était très novateur.
J’aime les podcasts, j’aime le modèle économique que propose Patreon aux créateurs. J’aimerais bien être en mesure d’adopter ce style de production au moins une fois dans ma vie. Je ne sais pas si c’est plus efficace, mais c’est vraiment stressant. Pour Do Not Track, nous nous sommes engagés à un calendrier de production très strict. Par exemple, avant de prendre mon vol pour le Tribeca Film Festival demain, je dois terminer le montage des troisième et quatrième épisodes. L’échéance arrive à grands pas, tel un train fonçant à vive allure.
En voyant les synopsis de la série, j’avais l’impression que tous les épisodes étaient déjà complétés. Peut-on s’attendre à ce que les données collectées par votre projet viennent influencer les prochains épisodes?
Oui et non. En fait, les données sont employées dès le deuxième épisode. Essentiellement, tu regardes la capsule, et une fois le visionnement terminé, on te demande : «Hey Laurent, veux-tu inscrire ton adresse courriel?» Un courriel est ensuite transmis pour confirmer l’abonnement, comme le ferait une application. Par contre, notre système emploie une authentification sans mot de passe. Une fois le courriel reçu lorsqu’un nouvel épisode est en ligne, c’est en cliquant le lien qui s’y trouve que l’authentification se produit. L’information préalablement partagée est ensuite utilisée à des moments clés lors de la diffusion de la capsule.
On tente de faire les choses autrement. Chaque épisode est esthétiquement distinct : les deux premiers se ressemblent beaucoup, le troisième est plutôt différent (il est produit par un partenaire allemand, et est centré davantage sur Facebook), le quatrième est un dessin animé concernant votre téléphone mobile (il adopte une approche similaire à un sondage), le cinquième est créé par l’ONF (il comprend la signature artistique de l’organisme, et est centré sur le big data), enfin le sixième reste à déterminer. Je dois justement le planifier dans l’avion en me rendant à New York.
Mais oui, on utilise les données collectées dans nos capsules, mais comme je l’explique, ça se passe entièrement du côté client. Essentiellement, on incorpore l’information qui vous concerne pour composer une histoire. Nous n’avons pas 75 serveurs de Watson d’IBM en mesure de voir quelle chaussure vous portez afin de vendre cette information à Nike ou quelque chose du genre.
«Personnellement, je crois que beaucoup de médias vont adopter une approche similaire dans un avenir rapproché. Ce que nous tâchons de faire avec Do Not Track est de définir un modèle pour le faire de façon éthique.»
L’idée est donc d’utiliser cette information dans le contexte de la série plus tard. En fait, si vous regardez le premier et le deuxième épisodes, l’information fournie lors du premier épisode sera employée dans le second lors de son visionnement. Ainsi, on ne demande pas à nouveau cette même information, elle est stockée dans votre navigateur afin d’être réutilisée plus tard.
Personnellement, je crois que beaucoup de médias vont adopter une approche similaire dans un avenir rapproché. Ce que nous tâchons de faire avec Do Not Track est de définir un modèle pour le faire de façon éthique. Vous devriez expliquer aux utilisateurs comment fonctionne votre service, vous devriez permettre aux gens de supprimer leurs informations s’ils le souhaitent. Je pense donc que d’ici 5 à 10 ans, l’expérience média sera complètement différente.
L’importance de déterminer la fin d’un projet
Qu’est-il arrivé à Open Source Cinema?
On l’a maintenu en vie pendant quelques années et au moins un projet l’a utilisé. En fait, ç’a été une expérience d’apprentissage intéressante pour moi. Après avoir produit RIP : A Remix Manifesto, j’ai travaillé à la conception de beaucoup de sites web qui se sont concrétisés. Mais de croire qu’on pouvait maintenir un site en vie éternellement était naïf. Parce qu’ils coûtent de l’argent, nécessitent beaucoup de temps de développement, et essentiellement, nous avons manqué d’argent. Toute l’équipe a dû travailler sur d’autres projets pour pouvoir mettre du pain sur la table et subvenir à ses besoins. Nous avons donc dû fermer le site.
Ce que j’en retire, c’est qu’il est primordial de déterminer une date pour la fin d’un projet… sans quoi vous allez vous brûler.
Est-ce donc pour cette raison que Do Not Track a une date de péremption de trois ans?
Oui, mais, dans ce cas-ci, c’est plus une question de droits. Dans le cas d’Open Source Cinema, c’était un peu différent puisque c’était quelque chose qu’on utilisait pour créer le film, ça ne faisait pas partie de la distribution. Pour Do Not Track, c’est notre mode de distribution, alors les partenaires détiennent les droits pour une période de trois ans. Nous devons donc garder le projet fonctionnel pour les trois prochaines années.
C’est donc plus raisonnable qu’une plateforme où n’importe qui à n’importe quel moment pourrait remixer un film pour toujours. Un autre facteur à considérer concernant Open Source Cinema est que nous étions les maîtres d’œuvre. À l’époque, YouTube n’existait pas. Il fallait le faire soi-même. Ça paraît drôle aujourd’hui de se dire : «Et s’il y avait un moyen pour les gens du monde entier d’échanger leurs propres vidéos par Internet?»
Évidemment, ce genre d’initiative a été remplacé par des services qui représentent une bonne portion de l’infrastructure du Web d’aujourd’hui… pour le meilleur ou pour le pire.
Payez ce que vous voulez
Pour revenir aux nouveaux modèles économiques que proposent Kickstarter et Patreon, crois-tu que le modèle «payez ce que vous voulez» est encore pertinent en 2015? Est-ce que ça a fonctionné pour RIP : A Remix Manifesto?
Je n’en ai absolument aucune idée. Je n’ai pas la possibilité de voir les recettes du film. Mais je crois que le modèle «payez ce que vous voulez» pour un contenu téléchargeable ne fonctionne pas. Je ne crois pas qu’il soit pertinent en 2015 comme il a pu l’être en 2007 ou 2008, puisque nous sommes aujourd’hui davantage dans un univers constamment connecté.
Un des projets que je surveille avec intérêt est l’idée de la SOCAN d’imposer une taxe aux fournisseurs d’accès Internet afin qu’une portion de leurs revenus soit reversée à une agence responsable de redistribuer ce financement aux artistes. Beaucoup d’internautes sont montés aux barricades en disant : «Non! On ne doit pas permettre une telle mesure! Il faut respecter la loi du libre marché!» Ce genre de conneries libertaires est dépassé. Il faut déterminer un système qui tient compte du fait qu’on ne télécharge plus de fichiers individuels sur nos ordinateurs de nos jours. C’est beaucoup plus une question de partage de revenus lié à ce que les gens regardent et écoutent.
Donc non, le modèle «payez ce que vous voulez» n’a pas de sens pour un contenu téléchargeable. Par contre, comme je le disais, j’aime la formule de Patreon. Je soutiens financièrement Jesse Brown et son podcast Canadaland chaque mois, en plus de quelques autres. Je crois que ça fonctionne pour un certain type de création, ou du moins ça peut augmenter la qualité d’un certain type de création. Mais je ne crois pas que nous voulons d’un univers où tout le monde doit être aussi extraverti que Jesse Brown afin d’avoir les moyens de vivre en tant qu’artiste ou journaliste. Mais je crois que ce genre de modèles fait partie de la solution.
«On doit trouver des moyens novateurs pour soutenir les créateurs de contenu sur le Web. Parce qu’en 2015, le fait que tout soit gratuit, on commence à se rendre compte que c’est loin d’être génial.»
Si j’avais la possibilité de revenir en arrière sur RIP : A Remix Manifesto, je dirais qu’une grande portion du problème qu’on observe actuellement sur le Web est que c’est un endroit où tout est gratuit. C’est pourquoi les éditeurs ont dû adopter la publicité comme modèle d’affaires, et vous devez accepter l’implication des tiers que les annonceurs emploient, et le fait que ces entreprises vendent les données des utilisateurs au Canada et aux États-Unis. Parce que le marché de ceux qui sont prêts à payer pour du contenu est minime.
Je ne parle pas uniquement de musique ou de médias, mais aussi de services web. On doit trouver une façon intelligente de payer pour ces produits et services.
Je pense toujours que c’est une très mauvaise idée de poursuivre quelqu’un qui a téléchargé illégalement une chanson ou un film, mais je pense qu’on doit trouver des moyens novateurs pour soutenir les créateurs de contenu sur le Web. Parce qu’en 2015, le fait que tout soit gratuit, on commence à se rendre compte que c’est loin d’être génial.